CHAPITRE XII
Les plaques lumineuses éclairant l’antre secret de Dénébole brillaient toujours lorsque les deux chevaliers rouvrirent les yeux presque en même temps (elles ne s’étaient en fait jamais éteintes). Ils se trouvaient toujours à la même place, assis sur les mêmes sièges, mais leur tourmenteur extra-planétaire ne se dressait plus devant eux, brandissant son fulgurateur. Il était allongé sur le sol, immobile, les yeux clos, et l’arme échappée de ses doigts avait glissé quelques pas plus loin. Le complet retour à la conscience de Reg et d’Amory fut à peine plus long que lors de la première agression, bien que l’obnubilation corticale dont ils avaient été victimes eût été plus profonde qu’une simple narcose chimique. Toutefois l’état crépusculaire fut court. Ils réalisèrent rapidement que leurs liens avaient disparu et qu’un quatrième personnage était dans la pièce, les regardant avec un sourire amusé. Le professeur Brag n’Var en chair et en os, bien qu’Amory hésitât une seconde à le reconnaître dans son nouveau costume – la blouse verte de laboratoire, la tunique jihienne ou l’élégant costume de noble Galansien avaient été remplacés par une large combinaison métallisée serrée aux chevilles, aux poignets et au col et un casque de même teinte enserrant le crâne. En outre, il portait sur le dos une sorte de havresac rectangulaire étroitement assujetti par une large ceinture et quatre solides bretelles, deux passants sur les épaules pour se croiser devant la poitrine, deux autres entre les jambes, et son attirail se complétait par un boîtier allongé d’une trentaine de centimètres suspendu à son côté.
— Patron ! s’exclama Reg. Vous n’êtes pas arrivé une seconde trop tôt !
— Oh ! j’aurais pu intervenir bien avant, il y a dix bonnes minutes que je suis derrière la porte ! Mais la conversation était trop intéressante pour que je l’interrompe avant le dernier moment. Vous avez amplement justifié vos déductions.
— Observer jusqu’au bout le déroulement d’une expérience, n’est-ce pas, professeur ? interrogea Amory d’une voix qu’il avait encore un peu de mal à contrôler. Vous vous attendiez donc à ce qui nous est arrivé et vous nous avez suivis depuis notre départ de Lutis ?
— Oui pour la première question et non pour la seconde. Un homme de mon âge ne s’amuse pas à parcourir des lieues sur le dos d’un quadrupède, c’est vraiment trop inconfortable. Mais je connais Reg et je vous ai aussi jugé depuis longtemps, Amory. Vous êtes tous les deux d’humeur aventureuse et prêts à foncer tête baissée droit devant vous en croyant que parce que vous avez pris deux ou trois précautions, la quatrième est inutile… Je vous avais pourtant recommandé une extrême prudence.
— Nous n’avons cessé d’être sur nos gardes qu’une seule seconde. La brusque vision de l’astronef nous a déconcertés…
— Cette seconde a suffi. Et à quoi pensiez-vous que pouvait servir un hangar de pareille dimension ? Je reconnais d’ailleurs que vous êtes excusables tous les deux. Amory n’est encore Jihien que de fraîche date et vous, Reg, vos réflexes se sont un peu amortis dans la lente vie de ce monde parallèle. Je m’attendais presque à ce qui vous est arrivé.
— Et vous avez jugé bon de veiller sur nous, soupira Reg. Je l’espérais, sachant que Shann nous suivait par les ondes de la pensée, mais le temps filait vite.
— Vos hypothèses concernant cet étrange personnage et surtout le film du port qui m’avait convaincu… Il ne pouvait s’agir que du précurseur d’une invasion extra-planétaire ou tout au moins d’un explorateur de même origine. Cette galaxie a logiquement les mêmes dimensions que la nôtre, des races évoluées à des stades différents doivent donc y coexister et il est tellement naturel que la plus avancée veuille agrandir son territoire au détriment de la plus jeune. Vous étiez partis chercher la preuve, je savais que vous étiez trop impatients pour perdre une heure et je m’étais préparé. Il fallait bien que ce soit moi qui vienne à votre secours et non une patrouille de nos unités de sécurité puisque j’avais imposé le secret total sur nos expériences de communication inter-univers. Je tiens plus que jamais à ce que cette réserve soit maintenue pendant encore un temps. Ce que vous me faites faire tout de même !
— Vous aviez donc calculé que nous serions ici cette nuit et vous aviez endossé au bon moment votre tenue de vol et votre harnais antigravifique pour être certain de ne pas perdre un instant ?
— Bien entendu. Lorsque Shann a bondi au travers de la Porte – elle était si affolée qu’elle avait complètement oublié les différences d’accélération locale et a pris une magnifique pelle – elle n’a pas eu besoin de me faire un discours. J’ai effectué le passage dans votre appartement, j’ai ouvert une fenêtre, j’ai enclenché la composante de translation horizontale à pleine puissance. Mon vol était direct puisque je me guidais sur vos émissions cérébrales. Il ne m’a pas fallu dix minutes pour atterrir à côté du hangar, vous veniez à peine de vous réveiller et d’entamer la conversation. La petite porte était restée ouverte, j’ai suivi le couloir, l’escalier et, ajouta le professeur en portant la main à l’étui accroché à sa ceinture, quand j’ai compris que votre geôlier allait devenir méchant, je suis intervenu à l’aide de cet émetteur omnidirectionnel de neurolyse. Naturellement, tout ce qui se trouvait à l’intérieur du champ circulaire : Dénébole, vous et probablement aussi le concierge et ses chiens là-bas, ont été neutralisés, mais je n’avais pas oublié mon casque antiradiations. Je demeurais conscient et maître du terrain.
— Jamais je n’ai été endormi avec plus de plaisir, patron. Mais le Dénébole semble s’attarder au pays des rêves ?
— Je lui ai administré une seconde dose à l’aide d’un de vos joujoux portatifs pour être sûr que vous vous réveilleriez les premiers. Le voici d’ailleurs qui commence à s’agiter.
Le Bétölien revenait en effet à lui, se redressait péniblement, promenait un regard encore trouble sur les trois silhouettes qui l’entouraient. Amory et Reg avaient repoussé le fulgurateur hors de sa portée et braquaient leurs neurolyseurs, mais ce fut à peine s’il leur prêta attention. La vision de ce troisième personnage inconnu revêtu de sa combinaison scintillante et de son équipement futuriste le frappait de stupeur. Certain que toute défense était impossible, il recula lentement, se laissa tomber sur l’un des sièges à nouveau libres. Il abaissa les paupières un instant et, quand il les releva, ses yeux étaient redevenus calmes et attentifs.
— Ainsi j’ai perdu la partie, murmura-t-il. Vos moyens sont supérieurs aux miens, c’est vous qui allez réaliser la conquête.
— C’en était donc bien une que vous précédiez, fit Brag n’Var d’une voix dure. Vous êtes venu seul en estimant à juste raison qu’un individu s’intègre plus facilement dans une population qu’un groupe entier. Vous aviez apporté de l’or, sachant qu’ici la richesse suffit pour que nul ne pose de questions, et que toutes les portes s’ouvrent. Vous êtes devenu le confident du premier ministre, vous l’avez aidé à maintenir l’équilibre de ses finances en puisant dans votre propre poche puis, votre position assurée, vous avez commencé à viser plus haut. Prendre complètement sa place d’abord, devenir le maître d’une nation, vaincre ensuite les autres dans une guerre que vous étiez certain de gagner grâce à la formidable supériorité d’armement dont vous pouvez disposer – vous avez du reste débuté sur la flotte caldonienne. Enfin, quand tout aurait été soumis, détruit au besoin, vous pouviez ajouter cette planète à votre empire stellaire. Une belle opération qui vous aurait valu beaucoup d’honneurs…
— Et après ? fit le Bétölien en redressant la tête. Sur n’importe quelle terre ou dans n’importe quelle galaxie, n’en a-t-il pas toujours été ainsi ? La mission des races supérieures est de dominer les sous-hommes, de prendre possession de leurs territoires, de les rattacher à la civilisation. Que font les indigènes de toutes ces ressources qu’ils sont incapables d’exploiter ? C’est à nous de le faire à leur place et ceux d’entre eux qui sauront s’adapter en bénéficieront. Leur vie deviendra infiniment meilleure. Ne seront-ils pas plus heureux quand ils ne seront plus obligés de gratter le sol pour en tirer de misérables récoltes et quand ils connaîtront tous les bienfaits de la science ? D’ailleurs, n’êtes-vous pas là pour faire exactement la même chose ?
— Je sais, soupira le professeur en contemplant pensivement un défilé d’images qu’il était seul à voir. Comme vous le dites il en a toujours été ainsi dans l’histoire des civilisations primitives et la vôtre en est encore à ce stade malgré toutes les connaissances que vous croyez avoir acquises. Chaque société se considère comme parfaite, elle élève ses dogmes à la hauteur d’une religion et veut que toutes les autres lui obéissent, suivent la même route et adorent le même dieu. Missionnaires, croisés, conquistadors, peut-être étaient-ils sincères et peut-être l’êtes-vous aussi, mais en réalité, vous ne faites pas autre chose que détruire pour devenir seuls possesseurs de nouveaux territoires. Vous tuez ou réduisez en esclavage pour vous approprier ces ressources dont vous parlez, pour accroître votre souveraineté et votre expansion. Les Galansiens ne sont que des sous-hommes, n’est-ce pas ? Mais comprenez que c’est ce que vous êtes vous-mêmes par rapport à nous ! Votre science, votre armement sont dérisoires au regard des nôtres. Ne serions-nous donc pas justifiés si nous agissions comme vous ? Si nous envahissions Bétöl et vous décimions sans pitié sous le prétexte de vous apporter le progrès ?
— Mais nous sommes des êtres civilisés !
— Non. Vous ne l’êtes pas et ne le serez pas aussi longtemps que vous chercherez à conquérir et coloniser des planètes habitées alors qu’il n’en manque pas qui sont intégralement vierges de toute vie intelligente et que vous pouvez exploiter. Chaque évolution indépendante est sacrée ; elle doit réaliser son devenir par elle-même, sans intervention extérieure, tracer son propre destin. Dénébole, vous vous trompez lourdement en supposant que nous sommes venus ici en dominateurs. Nous n’avons franchi l’espace que pour vous empêcher de violer une loi que vous ne connaissez pas encore et que vous découvrirez un jour : celle de la sauvegarde de chaque fraction de l’humanité universelle. L’autonomie de l’évolution galansienne sera respectée, ce ne sera que lorsqu’elle se sera ouvert elle-même la route des étoiles qu’elle pourra nous rencontrer sur un pied d’égalité.
— Vous allez donc me tuer.
— N’avez-vous pas encore compris ? Naturellement, si vous persistiez dans vos projets, je vous supprimerais à l’instant, comme on détruit le virus morbide qui envahit un organisme. Mais nous n’aimons pas plus tuer un homme qu’une race et du reste j’ai besoin de vous. Vous allez partir, Dénébole, et rentrer dans votre monde pour y faire connaître ma volonté.
Un éclair s’alluma dans les yeux du Bétölien.
— Partir ? Avec mon vaisseau ?
— Évidemment, pas à pied ! Vous retournerez donc auprès des vôtres et vous leur apprendrez que cette planète est désormais interdite par ordre des autorités suprêmes de la Galaxie. Toute nef qui tentera d’approcher du système solaire entier sera désintégrée sans avertissement. Aucune protection ni défense n’est possible, sachez-le bien, car, dès que vous aurez franchi la dernière orbite, tout sera enveloppé par une sphère d’antimatière. Un dernier ordre : quand vous aurez décollé, vous vous servirez de vos projecteurs d’énergie pour incendier ce hangar et le château. Aucune trace de votre présence ne doit subsister et cela justifiera en même temps votre subite disparition, on croira que vous avez péri dans les flammes. Vous décollerez donc dans trois heures, juste avant l’aube, le temps pour nous de nous éloigner et de vérifier d’en haut que vous faites bien exactement ce que je viens de vous dire et rien de plus. Au moindre écart par rapport à la verticale ou au moindre changement de cap, vous seriez volatilisé sans avoir eu le temps de voir d’où venait le coup. Bien compris ?
— Le moyen de faire autrement ? J’obéirai.
— C’est votre seule chance de vivre. Adieu. Et, en attendant l’heure, dormez bien.
Enregistrant l’ordre télépathique, Reg leva son neurolyseur et le corps de Dénébole se tassa sur son siège. Le professeur s’en approcha, tira de son étui de ceinture un câble souple terminé par une électrode qu’il appliqua quelques secondes sur le front de l’homme endormi.
— Il ne se réveillera qu’au temps prescrit. Nous pouvons nous en aller.
— Mais obéira-t-il vraiment ? Ne tentera-t-il pas une ultime vengeance en détruisant par exemple Lutis ? Vous n’avez tout de même pas pu faire passer un de nos vaisseaux par la Porte pour surveiller ses mouvements ?
— J’ai bluffé, c’est entendu, mais il n’en sait rien. Il lui est impossible d’imaginer que nous-mêmes soyons venus ici autrement qu’à bord d’une nef interstellaire et il est convaincu de notre énorme supériorité d’armement. Soyez tranquilles, il exécutera point par point le programme imposé. Quant à nous, quittons ces lieux, je rentre directement par la voie des airs pendant que vous reprendrez vos chevaux. Vous serez à l’aube au manoir de Sainval à Mollond, vous y rassurerez Viona et son père et vous aurez aussi l’occasion d’apercevoir de loin la lueur de l’incendie. Tout sera donc normal. Nos amis croiront tout simplement que c’est vous qui avez tué le comte avant de mettre le feu à son château et ce ne seront pas eux qui iront vous dénoncer. Du reste vous ne risquerez rien, car je ne crois pas utile que vous vous attardiez beaucoup plus longtemps dans cet univers. La preuve est faite que la différence de civilisation est trop grande pour établir un contact. Nous aussi nous devons obéir à la loi. A moins que vous, Amory ? Après tout, ce monde est celui de votre naissance.
— Vous m’en avez donné un autre, professeur, et j’y ai trouvé Shann. Je ne suis plus un Galansien.
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* *
Trois jours après la très regrettable mort accidentelle du comte de Dénébole, conseiller privé du premier ministre et à la veille d’être nommé Second Chancelier de Galans, les deux chevaliers avaient terminé leurs préparatifs, l’un allait redevenir le biologiste Erm’hon, l’autre, l’étudiant Dhar’blen, prendre ses inscriptions à l’Institut sous la direction de sa très belle épouse Shann. Ils avaient rendu la libre disposition de l’hôtel du Palus au marquis et participé au repas de fiançailles de Viona et d’Amyot puis enfin pris congé d’Ewie et de Mazrich. Toutes ces formalités étaient nécessaires pour justifier leur départ qui ne devait rien avoir de mystérieux, ils avaient prétexté un irrépressible désir de suivre les traces de l’oncle imaginaire dont ils étaient les héritiers et d’aller à leur tour explorer les îles lointaines des mers du Sud. Toutefois ils eurent du mal à persuader le Grand Chancelier de ne pas les retenir. Celui-ci était fort accablé de la cruelle perte de son futur successeur, il se sentait seul sous le poids écrasant de ses responsabilités et il tenta longuement de les convaincre de demeurer auprès de lui, de devenir à leur tour ses conseillers. Sans y réussir évidemment. Tout ce qu’il obtint fut la promesse qu’ils reviendraient un jour, promesse qui ne serait jamais tenue. Quant à la marquise d’Aupt, bien loin de joindre ses efforts aux siens, elle demeura pendant toute l’entrevue lointaine et silencieuse. Ce ne fut qu’en les raccompagnant qu’elle se rapprocha un instant de Régis pour murmurer :
— Depuis le premier jour je savais que tu partirais et que je ne te reverrais plus. Sois heureux, dans ce monde ou dans l’autre.
Le cœur serré, le Jihien la regarda. Seulement alors, il s’aperçut qu’elle avait à nouveau suspendu à ses fines oreilles les magnifiques boucles d’émeraudes. A leur double éclat s’en ajoutait un autre, le diamant de deux larmes tremblant au bord de ses paupières.
Cette nuit, alors que tout dormait dans Lutis, un faible éclair brilla pendant un millième de seconde entre les grandes armoires du réduit, la Porte venait de se désintégrer silencieusement. Simultanément, une autre flamme trop brève pour être perçue scintilla au mur du cabinet de travail du Grand Chancelier, de l’autre côté du fleuve : la télé-caméra s’était également évaporée. A part quelques morceaux de métal fondu devenus impossibles à identifier parmi les décombres d’une résidence seigneuriale près de Mollond, rien ne témoignait plus du court passage d’êtres venus de très loin ou de très près ; les univers parallèles voguaient à nouveau séparés dans le double infini. La libre route de son propre destin était rouverte pour Galans.